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Où sont passés les salopards ?
Quelques jours après le craquage complet d’Antonio Rüdiger et alors que se profile un nouveau Clásico ce dimanche se pose un débat existentiel pour le football moderne : Rüdiger est-il le dernier salopard de son sport ?

Leur dernière vision sera un gun et un chauve, disait Booba. Remplacez gun par crampon et vous obtenez Antonio Rüdiger. À 32 ans, le défenseur est devenu le nouveau méchant d’un football bien aseptisé et le porte-étendard d’un groupe de joueurs en voie d’extinction : les salopards. Pour preuve, son coup de sang vis-à-vis de l’arbitre Ricardo de Burgos Bengoetxea, à qui il a menacé de fracasser le crâne avec une poche de glace, alors que le Real Madrid perdait la finale de Coupe d’Espagne face au FC Barcelone (3-2). Suspendu pour six matchs depuis, Rüdiger incarne le visage de ces méchants madrilènes, prêts à tout pour gagner, mais également prêts à tout, lorsque la situation ne tourne pas en leur faveur. Cela tombe bien (ou mal), puisqu’un nouveau Clásico décisif en Liga se profile ce dimanche. Derrière les enjeux sportifs, la rivalité entre affreux merengues et gentils blaugrana – rappelant les belles années Mourinho – offre, dès lors, un regard intéressant sur l’espérance de vie des salopards. Ces amoureux des coups en traître, d’insultes aux mamans et du cassage de malléoles sont en effet devenus une denrée rare, doucement remplacés par le modèle des joueurs mannequins, aux discours LinkedIn et danses TikTok. Rüdiger, lui, a toujours été dans l’autre branche. Celle des vissés à 20 mm laissés sur le tibia d’un jeune ailier de 70 kilos. Défendables pour certains, détestables pour tous les autres, les méchants font toujours jacter.
Des footballeurs pré-VAR
Avec Antonio Rüdiger, la question est la suivante : joue-t-il à la bonne époque ? Pas vraiment, à voir les réactions suscitées par chacune des interventions de l’Allemand. Que ce soit en assommant Kevin De Bruyne en finale de la Ligue des champions 2021, en raclant le torse de Benjamin Pavard lors d’un duel Allemagne-France, en tamponnant les parties intimes de Miles Lewis-Skelly ou, dernièrement, en menaçant donc Monsieur De Burgos Bengoetxea, Rüdiger s’est forgé le CV du connard. Attaqué de toutes parts et condamné à perpétuité par les tribunaux des réseaux sociaux. Un pedigree valable il y a encore dix ans, mais qui, dans les années 2020, ne fascine plus personne. Il faut dire que les mœurs ont changé. « La nouvelle génération a peut-être perdu l’habitude de voir des défenseurs durs sur l’homme, entame Pape Diakhaté, lui aussi rugueux défenseur au mitan des années 2000 à Nancy, Saint-Étienne ou Lyon. On a axé la formation sur la relance, donc voir un mec qui met des taquets en douce relève presque de l’anomalie. Et je ne suis pas certain que ce soit une bonne chose. » Sur comme en dehors des terrains, les joueurs ont aussi appris à maîtriser leur image au détail près, en prenant soin de satisfaire au mieux leurs fanpages.
The nasty stamp from Rudiger on Pavard. Looks an intentional kick out from the last angle. pic.twitter.com/4rlrIdMxeu
— Ball Street (@BallStreet) September 7, 2018
Responsable des réseaux sociaux et fondateur de l’agence de communication 23h23, Victor Lemée abonde : « Pour une agence de communication, c’est sûr que l’image d’un Jude Bellingham est plus facile à gérer que celle d’Antonio Rüdiger. Mais pour autant, je pense que Rüdiger est plus attachant. Son attitude sur le terrain peut même lui être utile. Pour ce qu’il a fait contre le Barça, si je suis une marque de frigo ou de glaces, je saute sur l’occasion pour tourner un spot avec lui. Le football actuel est peut-être coincé dans un certain nombre de standards. » La décennie précédente, elle, s’en foutait légèrement de ces standards. Diego Costa, Luis Suárez, Felipe Melo, Pepe ou Nigel de Jong jouaient moche, sans se soucier des réactions. Pire, on les appréciait même pour ce côté violent, assimilé à une certaine vision de la virilité. Ainsi, les morsures de Suárez, les coups de poing à la nuque de Costa, les pétages de plombs de Pepe ou les saloperies de Sergio Ramos ont participé à bâtir leur réputation de filous testoréronés. « Ce football d’avant raconte aussi la vie sans VAR, ajoute Diakhaté. Un football où l’attaquant savait qu’il n’aurait rien à manger dès que l’arbitre tournait le dos. » Ou quand le « pas vu, pas pris » faisait office d’accord tacite entre le salopard et les hommes en noir. Aujourd’hui, difficile de trouver pareil compromis.
Le vice, une caractéristique technique
Même si ce billet n’a aucunement vocation à prôner la violence sur les terrains de football, il est ainsi intéressant de noter l’aseptisation grandissante – même si déjà bien marquée – de ce sport. « Il ne faudrait pas que les joueurs deviennent des produits impersonnels, appuie Victor Lemée, qui a notamment collaboré avec Jean-Charles Castelletto ou Amadou Onana. C’est ce que je dis à mes athlètes. Qu’ils ont le droit d’afficher pleinement leur personnalité sur le terrain et dans leur gestion des réseaux sociaux. Tant que ça ne dépasse pas les limites, il n’y a aucun problème. Quand on regarde Antonio Rüdiger ou Pepe à son époque, leurs mauvais coups ne dépassaient jamais le cadre sportif. Je n’ai pas souvenir de frasques les concernant. Et c’est ce qui doit nous les rendre attachants. Rüdiger, tout le monde dit de lui que c’est un excellent compagnon de vestiaire, qu’il rigole tout le temps. Pepe, Ramos, Diego Costa, on a fini par les apprécier avec du recul. »
Dans son costume d’ancien professionnel, Pape Diakhaté confirme lui aussi la séparation qui doit être faite entre l’homme et le footballeur : « Les mecs relous se sacrifient pour les autres. Ils sacrifient leur réputation et font un boulot de merde pour déstabiliser l’adversaire. Je trouve ça louable. Pour vous parler de joueur méchant, j’ai le souvenir de Mateja Kežman qui me balançait des insultes que je ne peux même pas répéter. Mais à la fin du match, c’était oublié. C’était son moyen de me faire dégoupiller et je comprenais. » Plus que du vice, c’est donc un jeu de déstabilisation qui se met en place entre le défenseur et l’attaquant. « Il faut aussi prendre en compte l’environnement dans lequel ont grandi ces joueurs. Rüdiger, Diego Costa, ce sont des gamins de la rue, marqués physiquement, et ils jouent avec les codes de la rue », pose Diakhaté. Cet environnement permet ainsi de mieux comprendre une certaine vision de la rudesse et de la compétitivité, poussée à leur paroxysme. « La preuve, c’est que l’équipementier de Rüdiger, Under Armour, a intitulé sa campagne promotionnelle : « Protect This House » (« Chien de garde » en VF). Avoir du vice dans le football, c’est une caractéristique technique comme une autre finalement », conclut Victor Lemée. Oui, il n’y a pas que le dribble dans la vie.
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Tous propos recueillis par AB.